L'AUBETTE
L'Aubette 1928, un trésor inconnu.
L'Aubette est un lieu situé en plein centre de Strasbourg, sur la fameuse place Kleber, et pourtant inconnu de la majorité des alsaciens. Mon grand-père lui même, alsacien depuis la nuit des temps, ignorait complètement ce lieu jusqu'à ce que je lui en parle. C'est donc ma professeur d'histoire des arts qui m'a fait découvrir l'Aubette, lors d'un cours sur le dada et l'art abstrait.
Cet été, de retour chez mes grand-parents, j'ai donc tenu à y faire un tour. L'Aubette, très simplement, est constitué de trois salles : le ciné-bal, la salle des fêtes, le foyer-bar, et d'un escalier. À priori, il s'agirait initialement de simples salles de réception. Mais c'est l'aménagement qu'ont réalisé Hans Jean Arp, Sophie Taeuber Arp et Théo Van Doesburg qui est magnifique et qui rend cette salle des fêtes bien trop singulière pour qu'on puisse encore y tenir des soirées. Il ne reste plus qu'à dévorer le décor des yeux.
Je trouve très étonnant que cet endroit soit autant inconnu auprès des strasbourgeois et du public. Cela ne le dessert pas, au contraire. J'apprécie d'autant plus la découverte d'un lieu lorsque j'en ai le privilège et une certaine forme d'exclusivité. J'ai donc choisi d'écrire cet article pour que d'autres puissent avoir le plaisir de découvrir cette petite pépite en pleine lumière.
L'Aubette 1928, une composition du sol au plafond
Le choix de Hans Jean Arp, Sophie Taeuber Arp et Theo Van Doesburg est à la fois d'une grande sobriété et d'une grande efficacité.
Pas de fioritures, pas d'ornementation ni d'arabesque. Mais des lignes, des carrés et des obliques, simplement habillent les salles. Il faut préciser que cette composition date de 1926, et même si pour certains visiteurs, la composition peut leur sembler relativement ordinaire -on a déjà vu des carrés de couleurs, on a déjà vu pire d'ailleurs-, ces artistes se situaient dans une réelle radicalité pour leur époque. En 1926, les strasbourgeois qui venaient aux réceptions dans l'Aubette, eux, avaient rarement vu de simples carrés de peinture monochromes agencés pour recouvrir une salle. C'est bien pour cette raison d'ailleurs que ce décor est ensuite recouvert puis partiellement détruit en 1938. Et comme bien sur, on a fini par réaliser l'erreur commise et à la regretter, des travaux de reconstitution ont émergés dès les années 1960. Les trois salles aujourd'hui visibles ne sont donc pas les originaux, mais des reconstitutions.
On a souvent tendance à affirmer que les artistes sont des génies, qu'ils sont en avance de leur temps, mais comme l'explique Hannah Gadsby dans Nanette, même s'ils peuvent faire preuve d'une grande originalité et d'une grande radicalité, ils le font toujours en se situant précisément dans leur époque, alors que les mouvements artistiques émergent autour d'eux et les influencent inéluctablement. Ainsi, en 1926, c'était l'éveil de l'art abstrait (Mondrian), de dada (Sophie Taeuber Arp) et des suprématistes russes (Kasimir Malevitch ) et on comprend combien Hans Jean Arps, Sophie Taeuber Arp et Theo Van Doesburg s'inscrivaient précisément dans leur temps.
Ce qui est particulièrement spécifique à ce lieu, c'est la nette volonté qu'avaient les artistes de plonger le visiteur à l'intérieur même d'un tableau. Le tableau devient espace. La peinture, les couleurs inondent les murs, parfois même les sols, les fenêtres, les lumières.
C'est une réelle expérience d'appréhender un lieu entier comme une explosion de couleurs plutôt qu'une surface délimitée de laquelle on voit les bords souvent renforcés de cadres massifs.
J'ai pourtant habituellement un peu de mal avec les oeuvres trop géométriques, monochromes, desquelles la sobriété et l'exactitude me semblent trop froides. C'est un avis purement personnel, mais j'apprécie mille fois plus l'Aubette qu'une toile de Mondrian. Si l'art était du pétrole, je reprocherais aux toiles de Mondrian de ne pas être suffisamment raffinées. Les éléments sont trop purs : les lignes droites et les couleurs primaires. Tandis que dans l'Aubette, Theo Van Doesburg a intégré les diagonales (ce que je trouve d'une grande intelligence car ces formes au mur résonnent pour moi très justement avec les charpentes des maisons alsaciennes) et les couleurs sont à la fois vibrantes et nuancées, les billes de néon ajoutent un aspect pétillant et le parquet apporte une matière et une tonalité chaude à l'espace.
Voilà ce que j'ai à dire de ce lieu : un véritable délice ! L'entrée est gratuite, le monsieur du musée adorable, je conseille à quiconque d'aller faire un tour à l'Aubette, cela prend un quart d'heure tout au plus, et on a les yeux remplis pour la journée !